S E C O N D E M E N T .


     II. APRES avoir goûté tous les plaisirs de tous les âges ingrats, je me révélois être assez disposé à la pratique des machines modernes, ordinantes & imprimantes. Mais il y avoit là, pour moi, la perspective de ne plus me préoccuper d'autres choses que de celles liées à l'entendement, & je ne me suis jamais résolu à imaginer passer des journées entières devant ces instruments qui, quoiqu'ils me soient familliers, ne m'ont jamais pleinement satisfait. C'est à la suite d'un de ces hazards que la vie nous impose que je fut ammené à connoître un Orgue pour la première fois. Ce fut pour moy une sorte de révélation, plus définitive (Dieu me garde) que celle qu'avoient eu mes parents de la Sainte Face de Jésus-Christ, un aspect de ma vie sur lequel je ne suis jamais revenu.

J'ai commencé à apprendre le métier de Facteur d'Orgues chez Daniel Deux-Chemins chez qui j'ai passé une année complète. L'Instrument Roy étoit pour moy fort nouveau & mon innocence d'alors étoit tout-aussi grande. L'école de la vie est parfois d'une âpreté dont on ne se rend compte qu'une fois le temps passé ; Plaisance en Gascogne fut pour moy de ce goût. Je n'étois point doué pour les choses des Mains mais seulement pour celles de l'Esprit. Aussi au bout d'une année passée, j'avois plus de connoîssance de l'Éloquence, de la Rhétorique & de la Dialectique que je ne sçavois fouiller la mortaise & c'est là bien grand mal pour qui souhaite devenir Facteur.


 

T R O I S I È M E M E N T .


     III. JE suis donc reparti sur les routes de France ; on ne m'a point aidé. Et voilà que des Flandres, je fus mandé par Michel des Greniers. J'ai pour lui l'admiration des élèves zêlés ; il m'a donné beaucoup, j'ai toujours su lui rendre. Même si nos chemins ont depuis divergés, je sçais que je ne peux oublier les longs moments passés à l'apprentissage du métier. Pour la première fois j'ai fouillé la mortaise mais aussi trusquiné l'assemblage, taillé le tenon, raboté le buffet, poli tant les feintes que les naturelles, collé l'éclisse, tracé le diapason, entendu l'harmonique, & beaucoup d'autres choses encore, aussi passionnantes que balayer la boutique, tenir le clavier, ou nettoyer les cabinets d'aisance. Je me suis aussi beaucoup tû ; j'avais à entendre, plus encore, à écouter, & je me suis trouvé alors bien plus à l'aise pour les choses des Mains que pour celles de l'Esprit. L'école de la rudesse, si elle a ses faiblesses, a pour le moins ceci qu'est la sincérité ; on peut, à bon ou mauvais droit, n'en adopter l'usage, mais on ne peux nier qu'elle a ses avantages & je lui en suis gré.

J'étois alors un Eschaulier et, comme tel, je consacrois une partie de mon temps aux Voyages à Straßburg en Alsace. Les gens de ce Pays m'ont toujours parus aussi froid que le climat qui y règne. Ce n'est point le cas de l'Allemagne où j'ai aussi vécu comme on le verra plus loin, mais j'avoue n'être jamais arrivé à entendre les us & les coutumes du peuple Alsacien. Ce n'est pas que je ne sois point doué pour les langues étrangères que je sçais vite entendre ; le Soleil qui embrase les plats Pays du Nord, de Saint Omer à Rostock, si différent de celui de mes montagnes Cévenoles, n'a jamais fermé ses portes à mon entendement. Mais il me semble qu'en ces terres Alsaciennes, l'on ne puisse être autrement que les gens qui les peuplent ; aussi la différence, en ces contrées, est-elle malvenue. Le Maître des lieux de l'escole d'Eschau se nommoit en ce temps là Guy le Négociant, & c'est vrai qu'il portoit bien son nom car il étoit plus doué pour les choses du commerce que pour celles de l'Art ; aussi avois-je beaucoup de mal à comprendre l'entendement de son esprit & je dois dire que mon affection à son endroit fut toujours aussi retenue que la sienne au mien.


 

Q U A T R I È M E M E N T .


     IV. L'ESCOLE d'Eschau a toutefois ses avantages ; c'est en son sein que j'ai fait la connoîssance de Saint Plet chez qui j'ai aussi travaillé. Je lui doit de m'avoir fait comprendre, plus que tout autre, le respect que nous nous devons d'entrenir à l'égard du travail de nos Pères qui nous ont précédés & sur les épaules desquels, nous autres, pauvres nains, nous tenons frêlement. Saint Plet est le Facteur qui à restauré l'Orgue du Grand Temple Huguenot de Saint Hippolyte de la Planquette, mon village natal. J'ai pour cet instrument l'affection que les enfants dévouent à leur parents ; je n'en partage point le goût, il n'est point en accord avec ma nature, mais il est le premier que j'ai entendu & c'est pour moy suffisant. J'ai écrit ailleurs l'histoire de cet Orgue & je ne m'étendroi pas plus ici sur lui ; le lecteur saura s'y référer.

Malgrès toutes les bonnes dispositions que je porte toujours à l'égard de Saint Plet, il faut bien reconnaître que je n'ai jamais su trouver l'exubérance des gens du Sud & qu'il manque à ce facteur la folie des grandeurs qui m'amuse tant. Il semble que cet homme soit voué à passer sa vie à ne sçavoir répondre aux coups qu'on lui porte. Pour peu qu'il soit victime d'une cabale, mauvaisement inspirée par les Bourguignons, il ne sçait répondre aux méchants pour les replacer en leur lieu. C'est un aspect des choses que mon tempérament du Sud ne peux entendre car j'ai appris, depuis mon plus jeune âge, qu'il faut toujours prendre garde à ne pas porter de l'affection à des gens qui n'en ont point le mérite.

J'ai travaillé à deux reprises chez Saint Plet, dans la bonne ville de Troye. C'est une cité à l'architecture très- ancienne & où il fait plutôt bon vivre. On y remarque une bonne proportion de bourgeois dont la faculté de ne pouvoir imaginer qu'il existe un monde passé l'Evêchez de Champagne est probablement la plus dévelloppée de tous les Pays où j'ai allé.




Page précédente.  Sommaire  Page suivante.